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Caillasser l’enfance avec Aurélie William Levaux et Christophe Levaux

Je m’en voudrais de révéler ce qui se cache sous le tas de pierres si parfaitement construit par Aurélie William et Christophe Levaux, si tant est qu’un tas de pierres puisse être construit plutôt que jeté là, si tant est qu’il cache quelque chose en son cœur, ou sous lui, à moins que ce ne soit plus exactement sous la surface du sol et qu’il marque un emplacement comme la pierre tombale une sépulture, bref ce serait vache, sinon criminel, d’en révéler la nature avant que vous ne lisiez ce roman, et qu’ainsi vous sachiez de quel tas de pierres il s’agit – car si ce livre n’est pas affaire de suspens, le tas de pierres, lui, en contient un peu, et cette dose intrigante est comme l’âme d’un violon, fragile et fine languette de bois qui donne à l’instrument son identité et dont l’absence changerait tout. Ça ne m’empêchera pas de filer la métaphore du tas de pierre, cela dit, par paresse intellectuelle sans doute, ayant trop la flemme pour en filer une autre.

Pour éviter de dévoiler quoique ce soit du tas de pierres en question, imaginons-en un autre. Balayons sans nous y attarder les tas de pierres à notre disposition : montagne de gravier avant réfection routière, non ; gravats d’un immeuble après destruction, gaz ou bulldozer, non et non… Ah ! J’ai trouvé ! Un cairn, ce petit amoncellement de cailloux posé le long des chemins par la confrérie des  randonneurs pour indiquer la piste à suivre. Voici donc un tas de pierres très convenable. C’est un jalon, un signe qui n’est pas le chemin, mais qui le marque, lui donne sa nature de chemin à travers l’épaisseur de la forêt. Eh bien, voilà : le tas de pierres d’Aurélie William et Christophe Levaux est de l’ordre du cairn. Du jalon, donc. Il dit quelque chose de ce tournant de la vie, entre la grande enfance et la jeune adolescence, quand les yeux qui regardent le monde autour commencent à se déciller, quand ils jettent un regard plus cru et désabusé sur la famille, le milieu, la vie même. Ces quelques mois où se fissure le voile d’enfance qui recouvrait tout, parents et paysages, est le bouillon primitif où mijote la personnalité des êtres. Certains en sortiront aveuglés et conformes. D’autres, écœurés et revanchards. D’autres encore, éveillés et caustiques, comme Aurélie et Christophe, ce qui leur permet aujourd’hui d’écrire un texte lucide et intègre sur ce qu’ils étaient et ce qu’ils ont vécu.

Pas de grande aventure, juste la poisse de grandir en se sentant décalé, anormal, bizarre, mal fagoté, accablé de désir et de sexualité maladroite – quand on ne la croit pas maladive – et désespérément puceau.  D’être empêché par le corps qu’on traîne et qui se porte de travers comme une veste mal taillée. De chercher à exister aux yeux des autres en rejetant la façon dont on existe pour ses parents. Le tout sur fond de campagne abandonnée, entre la mine qui a fermé et les quartiers résidentiels pour petits-bourgeois. Le récit à deux voix que font les Levaux sœur et frère de cette soupe de malaise est d’une totale honnêteté, ce qui se sent à la moindre phrase, et ce qui suffirait à en faire une œuvre rare et précieuse sur cette période de la vie si souvent labourée par quelques tâcherons de la littérature. Mais, divin cadeau, il gagne encore en force par l’humour acide qui passe au désherbant la moindre trace de nostalgie, et qui est avant tout dirigé contre eux-mêmes, personnages ridicules (et donc attachants) en qui tous peuvent se reconnaître. Ils ont sur eux-mêmes le regard que peu d’entre nous osent avoir – et osent écrire, moins encore. Et ce regard est vivifié par une langue intraitable, qui pose les mots sur les êtres sans craindre leur effet blessant, sans ignorer le pouvoir décapant de leur ironie.

Posons-là que Le tas de pierres (éditions Cambourakis) est un jalon dans l’œuvre d’Aurélie William et Christophe Levaux. Posons que nous tenons-là deux artistes de grande envergure, d’une sensibilité à laquelle un style remarquable fait justice. Posons-là quelques cailloux pour marquer l’étape : c’est un grand livre, il faudra s’en souvenir. (P.M.)

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